La loi sur les heures d'ouverture des épiceries [enquête du 12 février 2004]
La loi sur les heures d'ouverture limite
à quatre le nombre d'employés dans les épiceries
après 21 h la semaine et après 17 h
la fin de semaine. Et ce, quelque soit la taille de l'épicerie.
Cette loi, entrée en vigueur en 1992, soulève
la colère de nombreux consommateurs.
De
longues, longues minutes d'attente à la caisse... Plusieurs
consommateurs s'en plaignent, comme Nicoletta Ungouriano :
« Je trouve ça ridicule, une si grosse surface
avec seulement quatre caisses ».
« On
est obligé d'attendre, soupire pour sa part Marc Gill.
On va souper tard. Qu'est-ce que vous voulez qu'on fasse,
on ne peut pas faire grand-chose avec les lois du gouvernement.
Mais on espère qu'un jour ils décideront de
se "déniaiser". »
Cette
loi avait pour objectif d'éviter une concurrence déloyale
entre les dépanneurs, les petites épiceries
de quartier et les grandes surfaces d'alimentation, nous dit
Robert Lauzon, sous-ministre du Développement
économique régional : « Il faut
se rappeler que le Québec est le seul endroit en Amérique
du Nord à comporter autant de petites épiceries
et de dépanneurs. On en avait 15 000 il y a 10 ans.
Il en reste environ 7000 à 8000. Et c'est encore plus
du double de ce qu'on peut retrouver ailleurs en Amérique
du Nord. C'est un système qu'on a essayé de
protéger avec le temps. »
Mais
c'était sans compter sur la multiplication des grandes
surfaces et leur volonté d'accroître leurs parts
de marché. Simon Langlois, professeur de sociologie
à l'Université Laval, précise :
« Le législateur pensait que les grandes
surfaces resteraient fermées si on limitait le nombre
maximum d'employés à quatre personnes, ce qui
est le nombre de travailleurs dans les petites surfaces. Or
les grandes surfaces ont décidé d'agir autrement. »
« Effectivement,
reconnaît M. Lauzon, pour ces magasins-là,
ouvrir avec quatre personnes veut dire des contraintes :
des sections du magasin qui ne fonctionnent pas et une insatisfaction
de la clientèle aux caisses. »
Louise
Jarry, consommatrice, s'en plaint : « Tu ne
peux pas acheter une certaine sorte de viande parce qu'il
n'y en a plus au comptoir. Et tu ne peux pas en avoir d'autres
parce les bouchers ne sont plus là. »
Le
monde de l'alimentation a beaucoup changé depuis 1992.
Pour survivre et faire plus de profits, les dépanneurs
ont changé de vocation. Ils se sont regroupés
et vendent maintenant du café, des beignes, quand ce
n'est pas de l'essence.
De
plus en plus de petites boutiques spécialisées
d'aliments fins ont maintenant pignon sur rue. Mais ce sont
surtout les petites épiceries de quartier qui sont
les plus touchées par ces changements. Leurs parts
de marché a chuté de 31,7 % en 1990 à
19,6 % en 1997. Les Wal Mart, Zellers et Jean-Coutu
leur livrent aussi une féroce compétition avec
leurs rayons de produits alimentaires.
Vers une société du travail
Devant ces changements, on peut se demander si la loi de
1992 sur les heures d'ouverture est toujours pertinente. Surtout
que le monde du travail a, lui aussi, beaucoup changé.
« Il y a quelques années, analyse M. Langlois,
on s'imaginait qu'on s'en allait vers une société
des loisirs, mais en réalité, on s'en va vers
une société du travail. »
Maryse
Bernard, consommatrice : « Ils pourraient
penser aux nouvelles heures de travail des gens. Nous, nous
venons ici tous les dimanches. Chaque fois, on attend longtemps. »
« On
travaille de plus en plus à des heures variables, poursuit
Mme Jarry. Je trouve que la loi n'a plus vraiment rapport.
La fin de semaine, c'est souvent le seul temps qu'on a pour
faire l'épicerie. »
L'Association des détaillants en alimentation représente
près de 55 % des commerces de ce secteur. Pour
plusieurs de ses membres, pas question de changer la loi.
Certains proposent même de retourner en arrière
et de fermer le dimanche.
Michel
A. Gadbois, le président de leur regroupement,
explique : « Les propriétaires vous
diraient qu'ils n'ont pas fait de gain avec l'ouverture des
commerces le dimanche. Pas du tout, au contraire. Les marges
de profit sont encore plus basses parce que ça coûte
plus cher gérer un magasin. Vous avez besoin du personnel
plus longtemps. Les ventes ne sont pas plus hautes. Et vous
ne mangez pas plus. Une personne va manger une quantité
précise par semaine, pas beaucoup plus. Enfin, le Québec
n'est ni plus riche, ni plus populeux qu'il était.
Il faut penser à cet aspect-là. »
« On ne peut pas revenir en arrière pour
une raison très simple, affirme M. Langlois :
nous vivons dans une société marquée
par la consommation. On n'aura pas le choix de travailler
aux heures où sont disponibles les consommateurs. Dans
le contexte actuel, le travail est assez exigeant. Les travailleurs
font de longues heures de travail et, ne l'oublions pas, de
longues heures de déplacement. »
« Je vous dirais que c'est très propre
à la banlieue de Montréal, estime M. Gadbois.
La plupart de mes membres disent que le problème n'est
pas en région. »
« Ce n'est pas seulement un problème de
banlieue, réplique M. Langlois. Pour une raison
très simple : beaucoup de gens qui vivent en campagne
ont les mêmes attentes et les mêmes exigences
de consommation. »
« On
est dans un monde actif 24 heures sur 24, dit M. Gill,
un consommateur. Si ce n'était pas le cas, pas de problème.
Mais dans ce cas-ci, il faut que tout le monde roule normalement
et cette loi empiète sur le roulement normal des gens.
Ça ne devrait même pas exister. »
« Je pense qu'il faudrait trouver de nouvelles
façons de faire, croit M. Langlois. Je pense à
l'expérience européenne. Les heures d'ouverture
des commerces d'alimentation sont un peu décalées
par rapport aux heures de travail. Beaucoup de commerces,
sinon la plupart, ferment l'après-midi et rouvrent
aux heures du retour à la maison, de 16 h à
19 h, ce qui donne le temps de faire les courses. »
Mais cette solution n'est pas pour demain. Les syndicats
savent que leurs membres rechignent à faire des heures
de travail brisées. Quant aux détaillants, leur
association défend le statu quo. En fait, les
seuls qui n'ont pas voix au chapitre sur cette question, ce
sont les consommateurs.
« On
doit être capable de faire une pétition, de parler
au député du secteur! s'exclame une autre consommatrice,
Denise Galarneau. Si tous les clients qui subissent ces contraintes
mettaient la main à la pâte, je pense qu'on arriverait
à faire comprendre notre point de vue. »
Le pouvoir des consommateurs
« Le consommateur est le moteur qui a animé
tous les changements historiques au niveau de la loi, confirme
M. Lauzon. C'est le consommateur qui fait qu'on a toujours
ces discussions. Il est probablement mal représenté,
il faut en être conscient. Il n'y a pas d'organisme
qui s'exprime au nom des consommateurs dans ce débat. »
En terminant
Si vous désirez
exprimer votre insatisfaction face à
cette loi, vous pouvez vous adresser à
l'Office de protection des consommateurs ou
au ministère du Développement
économique régional.
Note
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